L’AZERTAC présente le texte intégral de l’article :
-La longue traversée du désert aura duré soixante-treize ans. Soixante-treize ans d’une occupation imposée par Moscou sur cette république du Caucase qui avait eu le tort d’avoir raison trop tôt : le 28 mai 1918, Bakou autoproclame l’indépendance de son territoire et la souveraineté de son gouvernement. Mais alors que la Première guerre mondiale secoue encore l’Europe occidentale, que la révolution bolchévique redistribue les cartes à Moscou et que l’empire ottoman s’effondre sous les poussées nationalistes, la tentative démocratique d’une république laïque en terre d’islam fait long feu. Vingt-trois mois plus tard, le 28 avril 1920, le parlement est dissout. L’armée rouge décapite l’Azerbaïdjan indépendant cinq jours plus tard.
L’Azerbaïdjan, victime collatérale du jeu des puissances
À Bakou, le printemps 1918 porte en effet en lui des promesses pour tous les peuples de l’Asie centrale : un peuple à majorité musulmane, il y a maintenant un siècle, apporte la preuve qu’il est possible de faire coexister les traditions islamiques et les valeurs du monde moderne, dans le cadre d’une république parlementaire laïque. Comme l’a noté l’historien américain George Gawrych : « les musulmans d’Azerbaïdjan, en proclamant leur république, ont montré l’exemple à l’ensemble du monde musulman ». Mais les vents contraires sont puissants. Ils viennent, en 1920, du sud avec l’avènement du militaire Mustafa Kemal, du nord avec le retour de manivelle de la Révolution de 1917, les Rouges étant peu enclins à voir des territoires indépendants aux frontières de l’ancienne Russie tsariste, de l’ouest à cause des conflits territoriaux et ethniques avec l’Arménie nationaliste, nouvellement indépendante elle aussi, et d’Europe occidentale, qui cherche à se reconstruire après la Première guerre mondiale.
Entre 1919 et 1920, le jeu des alliances et des intérêts particuliers fait le reste. La Turquie en ébullition – qui n’acquerra son indépendance qu’en 1923 – revendique un lien direct avec la Russie soviétique pour son approvisionnement en armes, et voit d’un mauvais œil cet Azerbaïdjan indépendant sur son chemin. De son côté, la Russie soviétique de Lénine et de Trotski veut réintégrer cette république à sa sphère d’influence, et mettre la main sur ses ressources pétrolières. L’Azerbaïdjan est en effet à l’époque la plus grande des républiques de Transcaucasie, avec près de 40% du territoire de cette région et environ 50% de sa population. Elle est riche en ressources pétrolières et occupe une position stratégique avantageuse sur la Caspienne, proche de la Turquie et de l’Iran.
Tous ces facteurs font d’elle une « proie » incomparablement plus alléchante que la Géorgie et l’Arménie. « Nous devons absolument prendre Bakou » (2). Cet appel de Lénine aux dirigeants du Comité régional caucasien du PCR en mars 1920 décide du sort de l’Azerbaïdjan. L’armée rouge envahit donc le territoire, tandis que l’Arménie cherche à conquérir trois régions (le Nakhitchevan, le Zanguezour et le Karabagh).
Le pays aiguise donc trop d’appétits. Isolée, Bakou tente bien de s’appuyer sur les pays européens – France, Grande-Bretagne et Italie en tête – qui ont initialement vu d’un bon œil l’avènement de cette république caucasienne. Son indépendance est même reconnue de facto lors de la Conférence de paix de Paris le 10 janvier 1920. Verbalement, du moins. Car la real politik de l’époque aura raison de la diplomatie. Paris, ruiné, fait les yeux doux au pouvoir soviétique dans l’espoir de récupérer sa mise sur les fameux emprunts russes, et voit en Moscou un futur contrepoids à Berlin. Quant à Londres, le Foreign Office décide de se désengager militairement du Caucase. Sans armée organisée et sans réel appui politique, l’Azerbaïdjan ne peut alors rien contre les visées expansionnistes de ses trois voisins directs. La première république s’éteint donc, contrainte et forcée.
Une république progressiste en terre d’islam
Pourtant, durant ses deux ans d’existence, la République démocratique d’Azerbaïdjan montrera pour la première fois dans l’Histoire que démocratie et islam peuvent cohabiter. Ses élites intellectuelles, formées en France, en Russie et dans d’autres pays européens, sont très attachées aux principes d’humanisme et d’égalité de tous les citoyens devant la loi. Un état d’esprit libéral qui permet alors des avancées politiques et sociales, très significatives.
Le premier parlement siège dès novembre 1918. En son sein, onze groupes parlementaires représentent les sept partis politiques et les minorités ethniques du pays (arménienne, juive, allemande, géorgienne, polonaise et ukrainienne). Un mois plus tard, le premier gouvernement formé par Fatali Khan Khoyski suit la même logique de pluralité. La présence des minorités ethniques au gouvernement ne se limite pas au seul Parlement. Le gouvernement de Khoiysky, formé le 26 décembre 1918, comprend ainsi des membres de la société russo-slave de Protasov et Lizgar, qui reçoivent les postes les plus importants de ministre des finances et de ministre de l'alimentation, tandis que les juifs Yevsey Gindes et Mark Aberguz dirigent respectivement le ministère de la santé et la banque centrale.
Promesse politique en 1917, affichée lors du 1er Congrès musulman pancaucasien pour « mettre les Azerbaïdjanaises à égalité avec les hommes pour les droits politiques et civiques », le droit de vote est accordé aux femmes à partir de l’âge de 20 ans, dès 1919. Soit 25 ans avant la France. Car cet Azerbaïdjan se veut moderne, imposant une stricte séparation entre l’État et les affaires religieuses. L’un des pères de la première indépendance, Mamed Emin Rasulzadé, promeut alors la souveraineté de son pays : « Un drapeau qui est hissé une fois n’est plus jamais redescendu. […] L’État que nous créons sur de nouvelles bases n’est pas théocratique mais démocratique. À notre époque, on ne peut s’en tenir au principe d’antan. La religion et la mosquée doivent garder leur sacralité à l’abri de la politique. »
Et les réformes ne se limitent pas à la place de la religion : liberté de la presse, réforme agraire, développement des transports et des infrastructures pétrolières, les projets sont nombreux et discutés au Parlement. L’un des chantiers essentiels est l’enseignement, avec l’école gratuite pour tous en 1919 et la fondation de la première université publique. En parallèle, près de cent étudiants sont envoyés en Europe aux frais de l’État, pour étudier dans les meilleures universités, en France notamment. Le haut-commissaire britannique de Transcaucasie, Sir John Oliver Wardrop, aura d’ailleurs ces mots élogieux : « Les Azerbaïdjanais s’acquittent bien de leurs tâches. Comme toutes les personnes de valeur, ils désirent occuper leur place dans la construction d’un monde nouveau. »
L’héritage des pères fondateurs aujourd’hui
Cent ans plus tard, l’Azerbaïdjan d’aujourd’hui a su tirer profit de cet ADN de progrès et redevenir un acteur central dans le Caucase. Vingt-neuf ans après son indépendance retrouvée, Bakou a tiré les leçons du passé, et tente de construire son « monde nouveau ». Son développement économique – le plus important des trois pays du Caucase par rapport à la Géorgie et l’Arménie – a été favorisé depuis les années 90 par ses ressources en hydrocarbures, dans la mer Caspienne. Une dynamique de prospérité qui se retrouve dans la modernité architecturale de la capitale Bakou, mais aussi dans celle de ses institutions, aux principes laïques et démocratiques.
En la matière, des progrès restent certes encore à accomplir pour être au niveau des standards européens, notamment en termes de pluralité politique et de liberté d’expression. Toutefois, il faut se rappeler que les acquis occidentaux ont nécessité des siècles de progrès pas-à-pas, et souligner que les institutions azerbaïdjanaises préservent l’esprit de 1918 sur des points essentiels, dont la réalité est particulièrement saillante si l’on compare à d’autres pays musulmans. Ainsi, les minorités sont représentées au Parlement et les femmes exercent pleinement leurs droits de citoyennes. « Le soutien d’État à cette politique de promotion de la tolérance et des valeurs séculières répond à des objectifs de politique intérieure et extérieure», souligne le directeur de l’Institut français d’études anatoliennes, Bayram Balci, à Istanbul. «En matière de politique intérieure, le pouvoir cherche par ce biais à préserver la paix sociale, entre les différents courants religieux. En phase de construction nationale, l’Azerbaïdjan post soviétique utilise diverses ressources pour renforcer sa cohésion nationale et sa stature internationale. Une de celles-ci est le sécularisme qui est implanté depuis le XIXe siècle, et la tolérance religieuse qui l’accompagne. » Dans une région complexe et tissée de tensions religieuses, l’Azerbaïdjan s’évertue à montrer qu’un islam non politique est possible. Et c’est là l’une de ses réalisations les plus significatives.
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